En 2018, le Conseil d’État en France, dans une étude remarquée rédigée à la demande du Premier ministre, fit observer que l’évolution la plus sensible du modèle bioéthique ne provenait pas des avancées scientifiques mais d’aspirations sociales qui, au nom du principe d’égalité ou du respect dû à la vie privée, réclamaient l’assouplissement d’un certain nombre de règles qui étaient censées jusqu’alors protéger l’humanité d’un retour à la barbarie.
Nous sommes donc bien devant un problème social et politique davantage que devant le questionnement d’une science incontrôlée devenue inhumaine. Et l’on voit que s’il n’y a aucun caractère inéluctable à la décadence morale, il n’est pas nécessaire non plus d’opposer de façon systématique la science à la loi naturelle.
L’action politique a peut-être perdu de son aura et de sa réputation, mais elle n’a rien perdu de ses exigences. L’ajournement des idéaux, le fait de repousser toujours plus loin à l’horizon l’avènement de la paix perpétuelle, aussi loin qu’elle est devenue improbable, ne nous ont prémuni de rien. Aucune liberté ne s’est imposée de l’absence de discours.
Comme si la liberté consistait à être débarrassé du fardeau de la vérité et de l’engagement politique, de ses croyances et de son histoire. Les idéologies totalitaires sont restées là, toujours vivaces, elles ont juste changé de portée. Ce n’est plus l’homme nouveau qui est invoqué mais le magma indifférencié de désirs qui remonte des profondeurs de nos affects.
Hannah Arendt avait déjà soulevé ce point qu’elle a développé au chapitre « la traditions et l’âge moderne » (between Past and Future) de son livre La Crise de la culture : « Depuis la naissance de la science moderne dont l’esprit s’exprime dans la philosophie cartésienne du doute et de la défiance, le cadre conceptuel de la tradition n’a plus été assuré.
La notion de théorie changea de sens. Elle ne désigna plus un système de vérités raisonnablement réunies, qui, en tant que telles, n’avaient pas été faites, mais données à la raison et aux sens. Elle devint plutôt la théorie scientifique moderne qui est une hypothèse de travail changeant selon les résultats qu’elle produit et dépendant, quant à sa validité, non de ce qu’elle révèle mais de la question de savoir si elle fonctionne. Par le même processus, les idées platoniciennes perdirent leur pouvoir autonome d’illuminer le monde et l’univers. »
Le constat fait depuis des décennies par des philosophes ou des théologiens ne signifie pas que nous devrions nous accommoder de la situation. C’est à l’occasion de dérives des droits humains jamais connues jusqu’alors que nous pouvons réagir avec plus d’intransigeance.
Les principes de la bioéthique se sont inspirés à l’origine du code de Nuremberg de 1947 qui régit l’acceptabilité des recherches sur l’être humain. Cette optique marquée par la révélation après la guerre des expérimentations menées par les nazis, a quelque peu dévié de son axe.
Ce qui transparaît de l’idéologie scientiste contemporaine est un long discours ininterrompu formé de concepts totalement inédits et qui sont devenus familiers malgré leur incongruité.
On trouve dans la bioéthique contemporaine des formules saisissantes : « dépasser les limites biologiques de la procréation », « prendre en compte l’existence et la destruction des embryons surnuméraires et garantir l’autonomie des choix reproductifs » ou « les cybrides sont des embryons créés en introduisant le noyau d’une cellule somatique humaine dans un ovocyte animal. » On y trouve également des concepts érigés en préceptes comme « la reconnaissance de plein droit du statut juridique du parent d’intention » ou encore « les techniques de modification ciblée du génome humain, transmissibles à la descendance humaine » …
Si de tels glissements se sont produits c’est parce que nous sommes passés irrédiablement d’un temps où le fait de dire le bien au-delà de ce qui est juste était un engagement public, à un temps où il est présupposé que tout est possible après une réflexion éthique particulière.
Jean-François Delfraissy, alors président du Comité Consultatif National d’Éthique devait déclarer en 2018 : « le CCNE n’est pas là pour indiquer où se trouvent le bien et le mal. » Or comme l’auteur de cette déclaration le sait parfaitement, aucune instance n’est suffisamment reconnue aujourd’hui pour l’indiquer et le CCNE est là justement pour faire croire que des garde-fous technocratiques peuvent s’y substituer.
Pour les idéologues de la technoscience, la biomédecine aurait commencé avec la transformation de l’homme par lui-même qui aurait elle-même toujours existé. L’humain aurait toujours été fabriqué. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a apporté une contribution personnelle à cette théorie. Il décrit l’histoire de cette fabrication depuis l’hominisation et le long trajet de l’éducation pour apprivoiser la matière humaine, jusqu’à la spécificité contemporaine de l’anthropotechnique qui voit la technologie modifier la nature de l’humain et les conditions de sa reproduction :
« La domestication de l’être humain constitue le grand impensé face auquel l’humanisme a détourné les yeux depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, le simple fait de s’en apercevoir suffit à se retrouver en eau profonde. » (Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain suivi de La Domestication de l’Être.
Selon cette approche, l’épisode des biotechnologies ne vient pas de la volonté toujours surpassée de modeler l’humain à sa convenance mais de la construction sur les ruines de l’ancien humanisme, d’un nouveau transhumanisme – à proprement parler glaçant – qui réconcilierait la morale avec les possibilités techniques les plus dérangeantes. Il aboutirait à faire accepter l’idée que la loi refuse encore mais que des expérimentations malheureuses ont déjà tenté (en Chine par exemple), que l’homme ne soit pas seulement fabriqué mais naisse fabriqué, en passant, comme l’écrit Sloterdijk, du fatalisme de la naissance à la naissance choisie et à la sélection prénatale, dépourvu ainsi de sa liberté et de son libre-arbitre.
Le philosophe allemand Sloterdijk est citoyen d’une nation qui a inscrit à l’article premier de sa Loi fondamentale : « Die Würde des Menschen ist unanstastbar. Sie zu achten und zu schützen ist Verplichtung alle staatlichen Gewalt » (La dignité de l’être humain est intangible (ou inviolable). Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger.)
La jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle allemande a toujours interprété à l’aune de cet article. Les jugements les plus récents rendus sur son fondement sont d’abord une application de l’impératif catégorique de Kant : là où la dignité s’impose contre le libre-arbitre, et là où elle impose un respect en autrui comme en soi-même.
Ou, comme on pourrait dire de ce côté-ci du Rhin : Tout se passe comme si la dignité au sens kantien, était la dernière transcendance à abattre. Comme s’il fallait absolument conjurer la distance théorisée par Kant entre le moi empirique et le moi raisonnable pour en finir avec la possibilité donnée à celui-ci de juger celui-là. (Benny Levy, Alain Finkielkraut- Dialogue, Le Livre et les livres).